Les personnes torturées, au Chili comme en Afghanistan, ont un point commun : ce sont des victimes. Et ce qu’elles racontent, l’humiliation, le viol, l’application d’électricité, est un témoignage souvent insoutenable, une page de l’histoire du pays où ils ont été des opposants.
COUVERTURE DE « L’ENFER »
« L’Enfer » de Luz Arce (Les Petits matins, 2013) a ceci de particulier : il raconte l’histoire d’une victime qui devient bourreau sous Pinochet. ;
Luz Arce est arrêtée en 1974, après le coup d’Etat qui renversa Allende, pour avoir poursuivi ses activités de militante socialiste. Après avoir été torturée pendant plusieurs mois, violée sans relâche, blessée par balle, elle craque. Pour sauver sa vie, celle de son frère et celle de son petit garçon, elle donne des noms. D’abord ceux qu’elle sait morts ou en exil, puis les autres…
Ce livre est un témoignage qui dérange, profondément. Non seulement parce qu’il pose un regard froid sur la frontière très perméable entre le bien et le mal, entre la victime et le bourreau. Mais aussi parce qu’il remet en cause l’idée, toujours facile, de ceux qui ne pourront jamais se mettre à la place de Luz Arce, que la victime doit être un héros, qu’elle doit se taire ou mourir.
par Cristina L’Homme dans Rue89
« Plus une expérience est en excès par rapport à notre propre vie, plus nous la jugeons sévèrement », écrit Bernardo Toro, écrivain franco-chilien, préfacier et traducteur de ce livre en français. Nous l’avons rencontré.
Racontez-nous comment vous avez été amené à traduire ce livre qui avait été publié en espagnol, en allemand et en anglais…
Bernardo Toro. Je savais que le livre avait été publié au Chili en 1993 par Planeta Chile. J’ai passé plusieurs années à le chercher, sur Internet, dans les librairies d’occasion, partout.
Un jour, j’ai dû me rendre à l’évidence : ce livre avait connu le même destin que des centaines de personnes au Chili, il avait disparu. Rigoureusement, définitivement. Je savais par ailleurs que son auteure était doublement menacée de mort, par ses anciens camarades du PS et du MIR (Mouvement de la gauche révolutionnaire) et par la police politique, la DINA (CNI). Que contenait ce livre de si explosif ? Je voulais le savoir.
Comment avez-vous fini par le trouver ?
J’ai écrit à l’éditeur allemand qui possédait un exemplaire de l’édition chilienne, il l’a photocopiée et me l’a envoyée. Ce livre a été en grande partie écrit à Vienne grâce à une bourse allemande. C’est intéressant que les Allemands et les Autrichiens se soient intéressés les premiers au cas de Luz Arce. La culpabilité historique doit y être pour quelque chose.
Je crois, par ailleurs, que l’histoire allemande éclaire en partie ce qui s’est passé au Chili. Après la débâcle du nazisme, les Allemands ont retrouvé une certaine dignité par la réussite économique. Comme au Chili, l’économie est venue compenser une forme d’humiliation civique et politique. Le miracle allemand fait penser au triomphalisme économique du « jaguar de l’Amérique latine » que voulait être le Chili jusqu’à il n’y a pas très longtemps.
Dans le même ordre d’idées, il est intéressant de constater que ce qui a écorné définitivement l’image de Pinochet au Chili, c’est moins les violations des droits de l’homme que les affaires de corruption [les comptes bancaires bien garnis à l’étranger, ndlr]. Au Chili, détourner l’argent public est devenu soudain plus insupportable que d’avoir supprimé des vies.
Le lecteur qui comprend tout le cheminement de l’histoire de Luz Arce, apprend-il à ne pas la juger ?
Si avant de lire « L’Enfer », on croit avoir un avis sur le cas Luz Arce, on s’aperçoit, à la lecture du livre, qu’il n’en est rien. Juger quelqu’un qui a été torturée pendant des mois et violée à répétition est impossible, voire immoral, surtout si le jugement provient des personnes qui n’ont jamais rien risqué et par conséquence pas souffert…
Il faut croire que plus une expérience est en excès par rapport à nos vies, plus nous la jugeons sévèrement. Les premiers à pardonner Luz Arce ont été les victimes de la répression, les critiques les plus acerbes sont venues de ceux qui se sont tant bien que mal accommodés aux nouvelles règles du jeu, comme s’il s’agissait de compenser par la droiture du jugement la sinuosité des comportements.
Vous dites que ce livre porte sur la frontière, pas toujours bien définie, qui existe entre le bien et le mal ?
Ce livre remet en cause la représentation collective que l’on veut donner de la victime. La plupart du temps, une victime n’est « que » victime. Elle subit le mal mais ne le rend pas. Or, nous savons que lorsque le mal s’érige en système social, les individus sont tenus de choisir entre deux formes de mal et non pas entre le bien et le mal. En l’occurrence, Luz Arce a été sommée de choisir entre son frère et ses camarades. Le mal érigé en système rend « coupable » et pas seulement héroïque, d’où sa perversité.
C’est un livre qui dérange…
Si Luz Arce s’était souvenue sommairement des faits qu’elle raconte, comme la plupart des victimes, son livre n’aurait pas eu autant d’impact. Mais Luz Arce raconte les détails, les noms, les odeurs, les conversations et, forcément, cela choque. Tout le monde sait que la Dina a torturé, mais ce sont les détails qui dévoilent la perversité, la méchanceté, l’héroïsme et aussi la banalité du mal.
Un exemple entre mille. Quand Fernando Laureani [un ancien responsable de la Dina, ndlr] se retrouve face à Luz Arce devant les tribunaux en 1992, il explose de colère. Non pas parce qu’Arce raconte ses crimes au juge, mais parce qu’elle soutient qu’un jour Krassnoff, le chef de Laureani, l’a traité de « con ». Pour lui ce mot est beaucoup plus insupportable et humiliant que n’importe quelle accusation de crime ou de torture.
Est-ce que le moteur du livre est la culpabilité ?
Bien entendu. Luz Arce raconte en tant que coupable une expérience qu’elle a vécue en tant que victime. Mais la richesse du livre tient surtout à la manière dont elle explore cette culpabilité.
« L’Enfer » est à la fois une confession, au sens chrétien du terme, un témoignage au sens juridique et une autobiographie au sens littéraire. Confession, parce qu’il est question d’un mal qu’on avoue en vue du pardon. Témoignage, parce qu’il cherche aussi à dénoncer les pratiques d’un Etat criminel. Et une autobiographie, parce qu’il s’agit d’une tentative de compréhension globale de sa personne, à partir de son enfance, sa famille, ses parents, sa formation politique, son engagement.
Il existe beaucoup de témoignages sur cette période, mais peu d’autobiographies et encore moins de confessions.
Pourquoi dites-vous que ce livre vise le pardon?
Les lecteurs qui s’intéressent à ce livre pour des raisons politiques ne sont pas sensibles à l’aspect religieux de la confession. Pourtant, la première version du livre a été écrite sous forme de courts récits que Luz Arce a mis sous enveloppe et soumis à un prêtre dominicain. C’est donc une confession au sens propre du terme qu’elle finit d’ailleurs par brûler, comme Rimbaud, sa Saison en Enfer.
Lorsqu’elle commence son livre, Luz Arce n’a pas d’interlocuteur puisqu’elle est condamnée par l’ensemble de la communauté et par elle-même. Si ce livre a pu quand même être écrit, c’est parce qu’une oreille s’est ouverte, cette oreille est celle de Dieu.
Comme Rimbaud qui donne à lire au Diable «quelques hideux feuillets de son carnet de damné », ce livre s’adresse directement à Dieu, par-delà le jugement des hommes.
« J’ai dit que je demandais pardon, affirme-t-elle au début de L’Enfer, mais je n’attends pas qu’on me l’accorde. » Le seul pardon qu’elle attend vient de Dieu, le prix à payer est la vérité, c’est-à-dire l’aveu des fautes commises. Pas un aveu succinct et de pure forme, mais un véritable aveu, une mise à nu de son âme. N’oublions pas que cette expérience se déploie dans la sphère catholique, où le péché est le plus court chemin vers la connaissance de Dieu. Le prêtre dominicain insiste beaucoup sur ce point : « Dieu est venu sur terre pour des gens comme toi, pour les pêcheurs ! S’il y a des gens qui ont besoin de Dieu, c’est toi ! »
Luz Arce est-elle une traître ?
Luz Arce est une traître intégrale qui n’a jamais menti. Sa trahison a consisté plutôt à dévoiler une parole qui devait être maintenue sous silence. Ce pacte du silence, elle l’a rompu à trois reprises. Elle est donc trois fois traître. D’abord, elle a trahi ses camarades en donnant leurs noms. Ensuite, elle a trahi ses collègues de la Dina en témoignant auprès des tribunaux (elle a fait plus de 350 dépositions qui ont joué un rôle déterminant dans l’inculpation des chefs de la Dina). La troisième fois, ce sont les institutions de droits de l’homme et la fameuse Commission vérité et réconciliation qu’elle a trahi. Les témoignages livrés à cette commission devaient rester anonymes et secrets, or Luz Arce a publié son témoignage dans les journaux.
Il est intéressant de remarquer que ces pactes du silence ont été imposés par les hommes et que c’est une femme qui les a trahis. La dimension sexuelle est ici fondamentale. Les deux milieux que Luz Arce a fréquentés, le Parti socialiste et la Dina, s’opposent sur le plan idéologique, mais se rejoignent sur le plan sexuel. Les valeurs masculines, la misogynie et le refoulement du féminin sont extrêmement présents dans le monde politique et militaire. Luz Arce va devoir se dépouiller de sa féminité pour qu’on la prenne au sérieux en tant que militante et pour qu’on arrête de la violer en tant que détenue.
En tant qu’écrivain, qu’est-ce qui vous a passionné dans cette histoire ?
Dans ses livres, un écrivain est souvent amené à écrire des choses sur les autres, sur lui-même et sur le monde qu’il ferait mieux de taire. L’écrivain est donc aussi un traître qui rompt le pacte de silence imposé par le lien social. La censure sociale qu’il transgresse n’est pas un fait dictatorial, bien au contraire, cette censure garantit la paix civique et la cohésion sociale. Pas de société possible sans refoulement. Le seul endroit où la société s’autorise à briser le pacte de silence qui la fonde est la littérature, d’où son importance et son ambiguïté de fond.
De ce fait, la littérature est l’une des rares pratiques sociales qui intègrent la question du mal. Je m’explique : les fables et les mythes fondateurs font apparaître le « mal » comme venant de l’extérieur. Le mal serait une force qui viendrait toujours de l’extérieur menacer notre corps individuel ou social. La littérature, en revanche, nous montre que le mal est aussi en nous, qu’il est un moment de notre constitution.
À ce titre, j’évoque dans la préface l’un des mythes fondateurs du Chili en tant que nation. Les livres d’histoire, nous racontent que nous autres Chiliens avons été envahis par les Espagnols, ces conquérants sanguinaires. Ce n’est pas totalement faux, simplement nous sommes en tant que peuple, un mélange de conquérants et de conquis, d’envahisseurs et d’envahis, de victimes et de bourreaux. Le mythe fondateur falsifie donc notre rapport à l’histoire afin de repousser le mal hors des frontières et nous permettre d’incarner le bien. La littérature, et je tiens « L’Enfer » pour un ouvrage de haute littérature, vise à introduire un peu de vérité dans cette fiction.
« Plus une expérience est en excès par rapport à notre propre vie, plus nous la jugeons sévèrement », écrit Bernardo Toro, écrivain franco-chilien, préfacier et traducteur de ce livre en français. Nous l’avons rencontré.
CRISTINA L’HOMME |
Racontez-nous comment vous avez été amené à traduire ce livre qui avait été publié en espagnol, en allemand et en anglais…
Bernardo Toro. Je savais que le livre avait été publié au Chili en 1993 par Planeta Chile. J’ai passé plusieurs années à le chercher, sur Internet, dans les librairies d’occasion, partout.
Un jour, j’ai dû me rendre à l’évidence : ce livre avait connu le même destin que des centaines de personnes au Chili, il avait disparu. Rigoureusement, définitivement. Je savais par ailleurs que son auteure était doublement menacée de mort, par ses anciens camarades du PS et du MIR (Mouvement de la gauche révolutionnaire) et par la police politique, la DINA (CNI). Que contenait ce livre de si explosif ? Je voulais le savoir.
Comment avez-vous fini par le trouver ?
J’ai écrit à l’éditeur allemand qui possédait un exemplaire de l’édition chilienne, il l’a photocopiée et me l’a envoyée. Ce livre a été en grande partie écrit à Vienne grâce à une bourse allemande. C’est intéressant que les Allemands et les Autrichiens se soient intéressés les premiers au cas de Luz Arce. La culpabilité historique doit y être pour quelque chose.
Je crois, par ailleurs, que l’histoire allemande éclaire en partie ce qui s’est passé au Chili. Après la débâcle du nazisme, les Allemands ont retrouvé une certaine dignité par la réussite économique. Comme au Chili, l’économie est venue compenser une forme d’humiliation civique et politique. Le miracle allemand fait penser au triomphalisme économique du « jaguar de l’Amérique latine » que voulait être le Chili jusqu’à il n’y a pas très longtemps.
Dans le même ordre d’idées, il est intéressant de constater que ce qui a écorné définitivement l’image de Pinochet au Chili, c’est moins les violations des droits de l’homme que les affaires de corruption [les comptes bancaires bien garnis à l’étranger, ndlr]. Au Chili, détourner l’argent public est devenu soudain plus insupportable que d’avoir supprimé des vies.
Le lecteur qui comprend tout le cheminement de l’histoire de Luz Arce, apprend-il à ne pas la juger ?
Si avant de lire « L’Enfer », on croit avoir un avis sur le cas Luz Arce, on s’aperçoit, à la lecture du livre, qu’il n’en est rien. Juger quelqu’un qui a été torturée pendant des mois et violée à répétition est impossible, voire immoral, surtout si le jugement provient des personnes qui n’ont jamais rien risqué et par conséquence pas souffert…
Il faut croire que plus une expérience est en excès par rapport à nos vies, plus nous la jugeons sévèrement. Les premiers à pardonner Luz Arce ont été les victimes de la répression, les critiques les plus acerbes sont venues de ceux qui se sont tant bien que mal accommodés aux nouvelles règles du jeu, comme s’il s’agissait de compenser par la droiture du jugement la sinuosité des comportements.
Vous dites que ce livre porte sur la frontière, pas toujours bien définie, qui existe entre le bien et le mal ?
Ce livre remet en cause la représentation collective que l’on veut donner de la victime. La plupart du temps, une victime n’est « que » victime. Elle subit le mal mais ne le rend pas. Or, nous savons que lorsque le mal s’érige en système social, les individus sont tenus de choisir entre deux formes de mal et non pas entre le bien et le mal. En l’occurrence, Luz Arce a été sommée de choisir entre son frère et ses camarades. Le mal érigé en système rend « coupable » et pas seulement héroïque, d’où sa perversité.
C’est un livre qui dérange…
Si Luz Arce s’était souvenue sommairement des faits qu’elle raconte, comme la plupart des victimes, son livre n’aurait pas eu autant d’impact. Mais Luz Arce raconte les détails, les noms, les odeurs, les conversations et, forcément, cela choque. Tout le monde sait que la Dina a torturé, mais ce sont les détails qui dévoilent la perversité, la méchanceté, l’héroïsme et aussi la banalité du mal.
PORTRAIT DE BERNARDO TORO. PHOTO JULIEN FALSIMAGNE |
Est-ce que le moteur du livre est la culpabilité ?
Bien entendu. Luz Arce raconte en tant que coupable une expérience qu’elle a vécue en tant que victime. Mais la richesse du livre tient surtout à la manière dont elle explore cette culpabilité.
« L’Enfer » est à la fois une confession, au sens chrétien du terme, un témoignage au sens juridique et une autobiographie au sens littéraire. Confession, parce qu’il est question d’un mal qu’on avoue en vue du pardon. Témoignage, parce qu’il cherche aussi à dénoncer les pratiques d’un Etat criminel. Et une autobiographie, parce qu’il s’agit d’une tentative de compréhension globale de sa personne, à partir de son enfance, sa famille, ses parents, sa formation politique, son engagement.
Il existe beaucoup de témoignages sur cette période, mais peu d’autobiographies et encore moins de confessions.
Pourquoi dites-vous que ce livre vise le pardon?
Les lecteurs qui s’intéressent à ce livre pour des raisons politiques ne sont pas sensibles à l’aspect religieux de la confession. Pourtant, la première version du livre a été écrite sous forme de courts récits que Luz Arce a mis sous enveloppe et soumis à un prêtre dominicain. C’est donc une confession au sens propre du terme qu’elle finit d’ailleurs par brûler, comme Rimbaud, sa Saison en Enfer.
Lorsqu’elle commence son livre, Luz Arce n’a pas d’interlocuteur puisqu’elle est condamnée par l’ensemble de la communauté et par elle-même. Si ce livre a pu quand même être écrit, c’est parce qu’une oreille s’est ouverte, cette oreille est celle de Dieu.
Comme Rimbaud qui donne à lire au Diable «quelques hideux feuillets de son carnet de damné », ce livre s’adresse directement à Dieu, par-delà le jugement des hommes.
« J’ai dit que je demandais pardon, affirme-t-elle au début de L’Enfer, mais je n’attends pas qu’on me l’accorde. » Le seul pardon qu’elle attend vient de Dieu, le prix à payer est la vérité, c’est-à-dire l’aveu des fautes commises. Pas un aveu succinct et de pure forme, mais un véritable aveu, une mise à nu de son âme. N’oublions pas que cette expérience se déploie dans la sphère catholique, où le péché est le plus court chemin vers la connaissance de Dieu. Le prêtre dominicain insiste beaucoup sur ce point : « Dieu est venu sur terre pour des gens comme toi, pour les pêcheurs ! S’il y a des gens qui ont besoin de Dieu, c’est toi ! »
LUZ ARCE |
Luz Arce est-elle une traître ?
Luz Arce est une traître intégrale qui n’a jamais menti. Sa trahison a consisté plutôt à dévoiler une parole qui devait être maintenue sous silence. Ce pacte du silence, elle l’a rompu à trois reprises. Elle est donc trois fois traître. D’abord, elle a trahi ses camarades en donnant leurs noms. Ensuite, elle a trahi ses collègues de la Dina en témoignant auprès des tribunaux (elle a fait plus de 350 dépositions qui ont joué un rôle déterminant dans l’inculpation des chefs de la Dina). La troisième fois, ce sont les institutions de droits de l’homme et la fameuse Commission vérité et réconciliation qu’elle a trahi. Les témoignages livrés à cette commission devaient rester anonymes et secrets, or Luz Arce a publié son témoignage dans les journaux.
Il est intéressant de remarquer que ces pactes du silence ont été imposés par les hommes et que c’est une femme qui les a trahis. La dimension sexuelle est ici fondamentale. Les deux milieux que Luz Arce a fréquentés, le Parti socialiste et la Dina, s’opposent sur le plan idéologique, mais se rejoignent sur le plan sexuel. Les valeurs masculines, la misogynie et le refoulement du féminin sont extrêmement présents dans le monde politique et militaire. Luz Arce va devoir se dépouiller de sa féminité pour qu’on la prenne au sérieux en tant que militante et pour qu’on arrête de la violer en tant que détenue.
En tant qu’écrivain, qu’est-ce qui vous a passionné dans cette histoire ?
Dans ses livres, un écrivain est souvent amené à écrire des choses sur les autres, sur lui-même et sur le monde qu’il ferait mieux de taire. L’écrivain est donc aussi un traître qui rompt le pacte de silence imposé par le lien social. La censure sociale qu’il transgresse n’est pas un fait dictatorial, bien au contraire, cette censure garantit la paix civique et la cohésion sociale. Pas de société possible sans refoulement. Le seul endroit où la société s’autorise à briser le pacte de silence qui la fonde est la littérature, d’où son importance et son ambiguïté de fond.
De ce fait, la littérature est l’une des rares pratiques sociales qui intègrent la question du mal. Je m’explique : les fables et les mythes fondateurs font apparaître le « mal » comme venant de l’extérieur. Le mal serait une force qui viendrait toujours de l’extérieur menacer notre corps individuel ou social. La littérature, en revanche, nous montre que le mal est aussi en nous, qu’il est un moment de notre constitution.
À ce titre, j’évoque dans la préface l’un des mythes fondateurs du Chili en tant que nation. Les livres d’histoire, nous racontent que nous autres Chiliens avons été envahis par les Espagnols, ces conquérants sanguinaires. Ce n’est pas totalement faux, simplement nous sommes en tant que peuple, un mélange de conquérants et de conquis, d’envahisseurs et d’envahis, de victimes et de bourreaux. Le mythe fondateur falsifie donc notre rapport à l’histoire afin de repousser le mal hors des frontières et nous permettre d’incarner le bien. La littérature, et je tiens « L’Enfer » pour un ouvrage de haute littérature, vise à introduire un peu de vérité dans cette fiction.