24 janvier 2011

A la recherche du temps chilien



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                                 F. Quillier

Entretien avec Vivian Nichet Baux


Vivian Nichet-Baux : Vous considérez-vous plutôt comme un écrivain chilien ou français?


Bernardo Toro : Ni l'un, ni l'autre. Je ne suis pas un écrivain chilien, car j'écris en français. Je ne me considère pas non plus comme un écrivain français. Je suis un auteur étranger, en France comme au Chili. Cela dit, l’encre où je trempe ma plume française est le Chili. J’y ai vécu la partie la plus importante de ma vie : l’enfance et l’adolescence et entre les deux, l’abîme d’un coup d’état.

Qu'est-ce qui reste de chilien dans vos œuvres romanesques? Est-ce avant tout un imaginaire?


Je ne sais pas ce qui reste de chilien. Je sais en revanche que le français est l’instrument qui me permet de fouiller plus en profondeur les expériences vécues au Chili. La langue française est à la fois le masque qui me permet de déjouer la censure intérieure et la protection qui me permet de ne pas me brûler au contact des expériences difficiles.

Je sais que vous vous intéressez beaucoup aux relations qu'entretiennent le roman et la poésie. A ce sujet, Alejandro Zambra déclare, dans un article intitulé « Le roman, pas question » : « Nous écrivons comme si, au fond de nous, le roman était l'écho prolongé d'un poème retenu ». Que vous évoque cette réflexion?


L’art du roman, tel que je le conçois, consiste à faire tenir ensemble trois registres. Le premier est celui des faits, le récit à proprement parler. Le deuxième est celui de la mémoire ou disons, pour aller vite, de la psychologie, l’espace mental où se déploient nos vies. Le troisième domaine est celui de la perception, c’est-à-dire du corps. Mon expérience de sujet ne se limite pas à ce je fais ni à ce que je pense, elle comprend aussi ce que mon corps perçoit, mes perceptions sensorielles. Ce que j’éprouve en tant que corps est difficilement traduisible en mots, il ne s’agit pas de contenus verbaux. Ce que je vis en tant qu’esprit non plus d’ailleurs, la pensée procède davantage par images que par mots. Une grande partie de mon expérience se passe donc en dehors des mots. Ce constat détermine, à mon avis, la vocation littéraire. Paradoxalement les écrivains sont très sensibles aux choses que les mots ne peuvent pas nommer. La littérature étant une tentative de repousser les frontières assignées aux mots. 
Mais la difficulté majeure, surtout pour un romancier, consiste à rendre compte de ces trois niveaux en même temps. Il est, en effet, très difficile de faire entrer ce qui se vit, se pense et se ressent dans une même coulée verbale. Je peux vous raconter ce qui se passe dans cette pièce pendant que je vous parle, je peux tenter de décrire mes sensations, je peux essayer de décrire comment tout cela mobilise mon esprit, mais faire tenir ces trois choses dans une même page, cela je ne peux pas. Il me faudrait un accélérateur narratif très puissant pour ne pas sombrer dans des digressions sans fin. C’est là que le langage poétique a un rôle essentiel à jouer. La poésie est indispensable pour tenter de traduire en mots les contenus non verbaux, mais aussi et surtout pour condenser ces trois registres et donner un petit aperçu de la manière dont nous vivons. Action, réflexion et sensation en un même mouvement. Notre vie se déploie simultanément sur ces trois niveaux, les séparations sont d’ailleurs purement formelles, pour nous cela constitue un tout.

Quels auteurs ont compté le plus dans votre formation littéraire?

Il y a, bien évidemment, Proust pour les raisons que je viens d'évoquer. Comme tous les grands romanciers du XXème siècle, Proust est un grand poète, cela saute aux yeux. Sa puissance d’évocation sensorielle est inouïe. Tous les sens sont convoqués chez lui. Son maniement de la métaphore lui permet de traduire une sensation olfactive en termes visuels ou auditifs et inversement. Il faut pour cela un véritable génie de la métaphore, car nous parlons de sensations non verbales extrêmement fugaces, à peine perceptibles, des micro-sensations. Un autre auteur qui m'intéresse énormément est Virginia Woolf. On sait que la lecture de Proust avait failli la conduire au suicide. Jamais elle n'arriverait à écrire, pensait-elle, quelque chose d'aussi fort. Mais elle a réussi dans un autre registre, le sien. Avec Virginia Woolf, on revient à la question du langage poétique en tant qu’accélérateur. Si l'on prend un roman comme Mrs. Dalloway, un chef d’œuvre de concision, on se rend compte qu'elle a une manière fulgurante d'aller au plus profond de l'expérience de chaque personnage avec très peu de mots. Cela lui permet de voyager à travers les consciences des personnages sans passer par les particularismes, les anecdotes, les cadres, bref, par les chemins laborieux que la prose est obligée d’emprunter.

Pourriez-vous m'expliquer comment vous avez trouvé cette jolie formule, « De fils à fils », qui sert de titre à votre deuxième roman?

Le titre « De fils à fils » a été forgé à partir de deux expressions courantes : la première « de père en fils », suggère une transmission verticale, la deuxième « d'homme à homme », implique un échange horizontal. « De fils à fils » se situe au milieu de ces deux expériences, dans une sorte de diagonale.


J'aimerais bien que l'on continue à creuser cette relation père-fils. Il y a une phrase dans votre roman qui a attiré mon attention: « j'ai compris que, pour devenir quelqu'un d'autre, je devais d'abord cesser d'être fils». Dans quelle mesure est-on prisonnier de cette relation père-fils ? Dans quelle mesure celle-ci nous empêche-t-elle d'être libre ?

Chez le narrateur de mon roman, il y a l'idée que la paternité pourrait effacer la soumission qu’il a connu en tant que fils. D’une manière générale ce qui pousse les gens à fonder une famille, c'est l'idée que ils feront mieux ou, du moins, tout aussi bien que leurs parents. La famille humaine est portée par cette illusion, par ce projet, par ce désir. Le narrateur de mon roman veut fonder la famille qu’il n'a pas eue, être le père qu’il n'a pas eu. Le père qu’il est devenu est donc en dialogue permanent avec le fils qu’il a été. Mais sa paternité n’enterre pas définitivement son enfance, bien au contraire elle la réactualise. Cela est vrai pour tous les pères, pour toutes les mères. Fonder une famille est un acte émancipateur qui paradoxalement nous ramène en arrière à notre famille d’origine. On peut d’ailleurs établir un parallèle avec mon premier livre: dans les deux cas, le narrateur veut quitter son lieu d’origine : le pays ou la famille et à chaque fois il y est ramené.

Vous avez déclaré dans un entretien avec Anne-Marie Montagnié: « Notre vision du monde est là, tapie derrière des mots aussi inoffensifs que 'chronologie' ». Est-ce que vous pourriez commenter cette formule ? Et surtout, pourriez-vous expliquer pourquoi, en tant que romancier, vous avez choisi de déconstruire la chronologie de votre récit et de superposer différentes strates temporelles?

Quand on déploie les faits chronologiquement, on est déjà en train de les expliquer. La chronologie tient lieu d’explication. Dans notre perception du temps, le passé explique le présent. Le retour en arrière, dans un récit, a toujours cette fonction : expliquer le moment présent. La psychologie est fondée sur ce principe, l’enfance explique l’âge adulte, l’explication est toujours dans le passé. A cette conception très linéaire du temps, j’oppose une conception circulaire. On n'explique pas, on répète. On ne devient pas, on reproduit. La vie est une tautologie. Mais personne n'en veut, de cette répétition, tout le monde veut imaginer que ça va quelque part, qu’on est en train d'évoluer vers un point, c’est le temps messianique du salut. Notre temps chrétien ni plus ni moins. Il y a au cœur de notre civilisation un refoulement du temps cyclique des astres qui reviennent toujours au même point.
Mais il y a aussi la question de la mémoire. L’inconscient ignore le temps disait Freud. Cela veut dire que le passé et le présent sont, du point de vue de l’inconscient, contemporains. C’est le point de vue de mon roman. Mais il faut encore trouver une technique narrative pour rendre cette simultanéité du présent et du passé. Attention, il ne s’agit pas de bouleverser la chronologie, ni de commencer par la fin, mais bel et bien de rendre la simultanéité. Mais c’est impossible, la linéarité de la langue ne le permet pas. Les sons peuvent être simultanés, les mots sont condamnés à se suivre, l’un après l’autre. Il s’agit donc de créer des effets de simultanéité, rien que des effets.
Nous savons depuis longtemps que les véritables romanciers ne bâtissent par leurs romans sur l’histoire, j’ajouterais ni sur la langue. La structure qui soutient l’édifice romanesque est le temps. Chaque roman doit proposer une expérience subjective du temps, mais rares sont ceux qui le font. Nous constatons qu’il y a beaucoup de textes et de récits, certains remarquables, mais assez peu de romans, au sens où je l’entends. Les grandes aventures romanesques du 20ème siècle ont été des interrogations sur notre expérience du temps. Il suffit de penser à l'Ulysse de Joyce, une seule journée en plus de mille pages, ou à Mrs. Dalloway ou à La Recherche du temps perdu. Près d’un siècle plus tard, on pourrait se demander où en sommes-nous avec cette question du temps ? D’un point de vue romanesque, on pourrait dire que nous sommes revenus à une conception très dix-neuviémiste du temps. Je vous avais dit que le temps était circulaire et bien voilà.

Vous faites un usage très particulier de la ponctuation dans De fils à fils. Pourquoi avez-vous décidé de ne pas mettre de point à la fin des différents paragraphes de votre roman?

C'est quelque chose qui s'est imposé à moi : ce n'était donc pas prémédité. J’ai découvert ça en écrivant et après il a fallu que j’essaie de l’expliquer. Quand on change de paragraphe dans De fils à fils, on peut retrouver la suite du même récit ou bien, par une espèce de saut dans le vide, passer à une expérience qui a eu lieu trente ans plus tôt. Il peut y avoir, entre les paragraphes, des écarts temporels très importants ou alors aucun. Il ne faut pas que le lecteur puisse anticiper. Cette confusion ou hésitation ou flottement apparents est ce qui me permet de créer des effets de simultanéité. Peu à peu la peur du lecteur diminue, il accepte de se perdre dans la chronologie, il comprend que les faits suivent une autre logique, car il y a d’autres logiques possibles, la chronologie n’est pas la seule. Cette autre logique est la clef du roman. Elle se trouve donc dans le principe de composition même du livre.

Une autre question me semble importante dans votre œuvre: c'est la question de la réalité. De fils en fils se clôt, d'ailleurs, par cette phrase: « Tout va devenir réel » - qui était, me semble-t-il, le titre que vous souhaitiez donner initialement à votre roman...

Tout à fait. Cette phrase demeure un peu opaque pour moi. Elle a quelque chose de mystérieux, que je ne parviens pas à éclairer... A la fin du livre, le personnage principal fait ses valises pour quitter sa femme et son enfant : il est triste, mais sa tristesse ne provient pas de ce qu’il est en train de vivre, elle provient du futur. Il songe au moment où, déjà embarqué dans une nouvelle vie, il repensera à ce dimanche où il faisait les valises pour quitter sa famille. Le moment présent l’affecte en tant que passé du futur. Il se souvient du présent au lieu de le vivre et cela le rend triste. Dans son rapport au présent, il y a quelque chose d’impossible. Il aimerait être totalement disponible au présent, totalement là, totalement ouvert à l’expérience en cours. Mais il se rend compte que pour des raisons – non pas psychologiques – mais existentielles, cette présence lui fait défaut. Nous en sommes tous là. Notre psychisme nous tire vers un ailleurs qui nous détourne du présent. Dans ce sens la littérature est une révolte, un désir de vivre enfin ce dont la vie nous a privés. Une tentative de rendre le présent entièrement présent. Mais cette tentative littéraire est aussi vouée à l’échec: Faulkner le disait : tous mes livres sont des échecs. Ce n’était pas un doute sur ses capacités, ni une pose d’écrivain, mais un constat. Quand un écrivain parvient à mettre à nu la veine du présent, ce qu’il voit apparaître en termes de sensations, de sens, de sentiments est tellement riche qu’il lui faudrait des milliers des pages pour restituer une seule seconde de présent. Le livre qu’il écrira est donc par avance voué à l’échec. Mais il nous faut considérer les choses autrement. Toute œuvre romanesque est aussi un chant de louanges à la richesse inépuisable du présent, une manière de fêter le simple fait d'exister.

Espaces latinos, janvier 2011

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