08 février 2007

Entretien


Entretien avec Caroline Verdier


Caroline Verdier : Même si l’action se situe bien des années plus tard, le moment inaugural de Contretemps semble être le coup d’état de 1973. C’est à ce moment-là que la vie des personnages bascule.

Bernardo Toro : Le coup d’état au Chili a été un séisme effroyable dont l’onde de choc a touché au moins trois générations. Même si je n’avais que neuf ans au moment du puscht, j’ai vu autour de moi le monde s’effondrer, d’abord brutalement, puis lentement et de manière insidieuse. De ce jeu de massacre personne n’est sorti indemne. Personnellement, j’en garde une méfiance irrépressible à l’égard du pouvoir, ainsi qu’un désir permanent de clandestinité, comme si toute participation à la vie sociale « officielle » était une forme de compromission. Que ce sentiment soit absurde ne change rien à l’affaire. La violence du coup d’état a eu aussi des effets de dévoilement, c’est-à-dire de vérité. Je ne suis pas loin de souscrire à la thèse de Freud qui prétendait que la société était le fait d’un crime commis en commun. Ce crime nous l’avons vu, il s’est déroulé sous nos yeux. Les faits sont là, à présent nous les connaissons, mais savons-nous comment ont-ils été subjectivement vécus ? C’est là que la littérature a un rôle à jouer. Fait politique, la dictature est devenue un fait social, familial, individuel, il n’est pas de domaine qui ait échappé à son pouvoir. Loin du cloisonnement que la rationalité impose à l’expérience, le roman capte la vie dans son ensemble, c’est-à-dire dans son hétérogénéité. Politique, sentiments, économie, conflits familiaux, dans la vision subjective tout est inextricablement imbriqué. L’impudeur de la littérature tient moins aux secrets qu’elle révèle qu’aux cloisons qu’elle abat, la réalité semble tout à coup si étrange, si méconnaissable dès qu’elle racontée à partir de la conscience d’un sujet. Toutes les bibliothèques du monde ne sauraient épuiser la richesse d’une seule de nos journées, même si certains livres peuvent nous faire sentir, par instants, cette complexité. C’est ce que j’ai essayé de faire : donner un aperçu de ce que le coup d’état a été pour beaucoup d’entre nous.

Mais votre roman porte surtout sur l’exil.

Oui, il porte sur l’exil et il est porté par lui, en ce sens qu’il est écrit dans une langue d’adoption. D’ailleurs je ne suis pas sûr qu’on puisse parler d’exil au singulier…

Justement Contretemps met en scène deux personnages dont le rapport à l’exil est totalement opposé. L’un, le narrateur, veut à tout prix s’intégrer à la société française, tandis que l’autre, Laura, s’y refuse. Ce n’est pas simplement une question d’âge…

L’âge y est pour beaucoup, le fait que l’exil ait été choisi ou subi aussi. Mais l’assimilation n’est pas le seul but, à l’opposé on retrouve ce qu’on pourrait appeler le « fantasme de l’étranger ». Laura vit en étrangère en France, la narrateur veut rester étranger à la communauté des exilés. Chacun se veut l’étranger de l’autre. Dans ce refus d’appartenance il y a un rêve d’indépendance, d’irresponsabilité, d’autonomie, qu’il soit accompagné de l’idéalisation d’un ailleurs ou pas. Les exilés qui de retour au Chili se voulaient étrangers aux maux qui secouaient la société chilienne témoignent assez bien de ce processus. Mais à mes yeux, celui qui incarne le mieux ce fantasme d’extériorité absolue est l’écrivain. Même lorsque son récit est autobiographique, l’auteur en lui aura toujours l’impression de surplomber la scène. La mise en abîme du récit à la fin de Contretemps tend à dévoiler ce fantasme. Quand le narrateur ramasse le manuscrit qu’il n’a pas donné à lire à Laura, il découvre subitement que son livre n’est pas seulement le témoignage de son expérience, mais son symptôme aussi. Comme Laura, ouvrant à Santiago un bistrot français, pays qu’elle n’était pas loin de détester, le narrateur a écrit Contretemps pour rentabiliser une expérience somme toute assez négative. On n’échappe pas au symptôme, l’exil est avant tout une expérience de dédoublement, de division.

Parlons un peu du titre. Les personnages du roman semblent toujours à contretemps, notamment en ce qui concerne la mémoire. L’un veut oublier quand l’autre tente de se souvenir et inversement. Comment fonctionne ce chassé-croisé entre mémoire et oubli ?

Les rapports entre mémoire et oubli sont trop souvent appréhendés en termes moraux, on parle alors de devoir de mémoire avec tout ce que cela comporte de culpabilité. Nous savons qu’il en va tout autrement, ne serait-ce que parce que la mémoire a une dimension traumatique et l’oubli un effet réparateur. En réalité chaque personne et chaque génération a sa stratégie, laquelle d’ailleurs est vouée à changer au cours du temps. Ce qui est transmis ou omis en termes de mémoire d’une génération à l’autre, voilà ce qui devrait nous faire réfléchir. Comme beaucoup de jeunes de sa génération, lorsque le narrateur quitte le Chili, il ne veut plus entendre parler de politique . Or une fois en France l’étrange silence des exilés sur ce chapitre le pousse à y revenir. Pourquoi ce silence ? Que cache-t-il ? La parole de Laura répond à cette attente. Il s’agit d’une parole transgressive, d’une parole de femme dans un milieu où les valeurs idéologiques sont portées par les hommes. Cette levée du secret aura des effets angoissants, mais aussi érotiques sur le narrateur.

Est-ce la raison pour laquelle, "le silence se trouve au départ" de cette histoire ?

D’une manière générale, l’histoire du roman est encadrée par deux grands silences parfaitement repérables historiquement : début 80 et fin 90. C’est contre eux que le roman se débat, grâce à eux qu’il a été écrit. Le premier silence correspond à l’effondrement des idéaux révolutionnaires dont le moment culminant sera la chute du mur de Berlin, quant au deuxième, il survient au moment où la gauche va devoir souscrire au projet ultra-libéral hérité de Pinochet. C’est la fin du livre, un moment social très dur, Laura et les autres retornados savent qu’ils n’ont pas le choix, ils doivent chercher à s’intégrer au système et tirer un trait sur le passé. Il s’agit d’un pacte de silence féroce qui porte sur le parcours de toute une génération. Comment sommes-nous passés de la société progressiste et libertaire des années 70 à la société d’aujourd’hui ? Quiconque essaie de raconter cette histoire sent aussitôt le poids du silence, il est énorme et traversé de part en part par une dictature sanglante qui nous a appris à nous taire.

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